Discorso
24 aprile 2003

Conferenza presso il Ministero degli Esteri del Marocco Rabat


Testo in Italiano

Chers amis,

j’ai répondu avec plaisir à l’invitation qui m’a été adressée et c’est pour moi un honneur de prendre la parole en cette assise, devant un public aussi noble et qualifié.

Je remercie donc Abderrahman Youssoufi, Premier Secrétaire de l’Union Socialiste des Forces populaires, de s’être fait l’initiateur de cette invitation et j’adresse mes salutations aux représentants des autorités présents…

J’avoue qu’à la veille de ce voyage je nourrissais une grande curiosité pour votre pays. Je n’avais pas eu l’occasion de le visiter au cours de mon expérience au gouvernement mais j’ai suivi avec attention et intérêt l’évolution politique, institutionnelle et démocratique d’une nation que je considère comme proche de nous et non seulement à cause de sa situation ouverte sur la Méditerranée.

Je me réjouis en outre de pouvoir intervenir sur un thème – l’avenir des relations entre l’Europe, le monde occidental et les cultures et les valeurs de la civilisation arabe – qui prend, à la lumière des vicissitudes de ces derniers mois, une importance décisive pour notre avenir commun.

Nous venons de vivre des semaines extrêmement difficiles.

Une guerre aux implications profondes s’est livrée aux portes de la Méditerranée, dans une région du monde située, depuis des décennies, au centre de tensions et de conflits déchirants.

Une guerre par beaucoup considérée – et nous sommes parmi ceux-ci – comme une erreur tragique, compte tenu des coûts humains et politiques inévitables et des conséquences dramatiques qu’elle ne pouvait qu’entraîner.

Heureusement cette guerre est en train de toucher à son terme et naturellement nous nourrissons l’ardent espoir que les violences cessent rapidement et définitivement et que l’on ne compte plus de victimes.

Il n’en demeure pas moins qu’un régime despotique et responsable de terribles persécutions envers son propre peuple a été balayé. Mais alors se posent des questions délicates qui touchent l’avenir de l’Irak, son indépendance politique effective, le futur de millions de personnes. Nous ignorons encore le nombre exact des victimes, militaires et civiles, que ce conflit a causées.

Mais, au-delà de la pitié pour les victimes – pour toutes les victimes – des questions de fond restent en suspens quant aux raisons qui ont conduit à cette escalade militaire et aux séquelles d’une guerre qui risque – pour des raisons que j’évoquerai plus loin – de conditionner lourdement l’avenir de cette région et des zones limitrophes.

On peut résumer peut-être l’aspect le plus éclatant de cette histoire dans le paradoxe suivant : une guerre déclarée au nom d’une plus grande sécurité mondiale risque de se traduire par une plus grande insécurité.

Je dirais même plus : une guerre gagnée sur le terrain de la puissance la plus forte du monde risque de se traduire par l’affaiblissement de cette même puissance sous l’aspect de son image, de son rôle et de sa légitimation internationale.

C’est peut-être de là – de cette contradiction patente entre objectifs déclarés et retombées concrètes – qu’il faut partir.

Non sans faire cependant une affirmation préalable, à savoir que l’on pouvait et l’on devait éviter la guerre. Il ne fait pas de doute en effet qu’après le dernier rapport des inspecteurs des Nations-Unies toutes les conditions étaient réunies pour poursuivre l’œuvre de désarmement du régime irakien, en alimentant pour ce faire un processus d’isolement politique et d’affaiblissement progressif de Saddam Hussein.

C’était par ailleurs l’opinion du Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, du Président Chirac, du Président Putin et du Chancelier Schroeder. En d’autres termes, d’un camp de pays et de forces dont – objectivement – l’on ne saurait nier l’influence pour mettre en place une gestion concertée des grands processus internationaux.

Les événements cependant – on l’a vu – ont pris une autre tournure.

Et aujourd'hui la communauté internationale et la gauche, en Europe et non seulement, se trouvent confrontées à trois questions en particulier : les causes à l’origine du conflit, les perspectives de l’après-guerre en Irak, la possibilité de mettre en oeuvre une bonne gouvernance efficace de la mondialisation.

Sur le premier point – les causes de cette crise – on a déjà beaucoup dit.

Personnellement, je me compte parmi ceux qui ont suivi avec attention les raisons qui ont motivé et soutenu l’action militaire anglo-américaine.

Lutte contre le terrorisme, une plus grande sécurité, entre autres grâce à l’élimination des armes de destruction massive aux mains de plusieurs dictateurs, la prévention du danger que des groupes terroristes puissent obtenir le soutien de régimes despotiques : il s’agit d’appréhensions bien fondées qu’il serait une erreur de liquider comme justification idéologique de l’usage de la force.

Bien au contraire.

Il s’agit de problèmes réels avec lesquels le monde est appelé à se mesurer.

De même que l’idée d’une expansion de la démocratie et de la protection des droits de la personne humaine n’est pas étrangère à une partie significative du monde arabe, et certainement à ses élites les plus modernes et les plus démocratiques qui, raisonnablement, y adhèrent.

L’enjeu – entre autres à la lumière des évènements du mois dernier – est de savoir quelle est la juste stratégie à mettre en œuvre pour affronter et résoudre ces problèmes.

Selon moi, la guerre – le recours préventif à la force militaire – ne peut devenir, sinon dans des conditions rigoureusement particulières, l’instrument privilégié de l’action politique.

Autrement dit, ce n’est pas avec la doctrine de la guerre préventive que l’on peut affronter les volets de la sécurité mondiale, de la lutte contre le terrorisme et de l’expansion de la démocratie. Comme le prouve d’ailleurs l’évolution même de la crise irakienne.

Cette guerre – il vaut la peine de le répéter – a impliqué non seulement une rupture de la légalité internationale – dès lors qu’elle a entamé la crédibilité des Nations-Unies, de l’Union européenne et de l’OTAN – mais en outre elle a probablement été à l’origine d’un durcissement de la haine anti-occidentale.

J’y vois pour ma part un aspect important et destiné à s’amplifier si les Etats-Unis – maintenant que la guerre contre Saddam est achevée – devaient conserver une vision unilatérale du monde qui les incite à agir sans l’assentiment des grandes démocraties occidentales.

La paralysie même de l’ONU, au cours de ces péripéties, exprime une fracture d’une nouvelle nature.

Nous ne sommes pas confrontés à l’ancienne opposition – typique de la guerre froide ― entre Orient et Occident, mais à une division entre les Etats-Unis et la Grande Bretagne d’une part et la France, l’Allemagne et les autres pays d’autre part.

Le fait nouveau est donc également que les Etats-Unis ont agi dans le contexte d’une division de l’Occident.

Il s’agit – je le répète – d’un scénario original, sans précédents et qui soulève un problème de fond : comment relancer les conditions d’une dialectique multilatérale, même au sein des rapports entre les grandes démocraties occidentales.

Naturellement, nous ne sommes pas les seuls concernés par ces problèmes ; l’Europe, et plus en général le monde occidental, sont eux aussi impliqués.

En définitive, le vrai problème c’est que la doctrine de la guerre préventive génère l’insécurité, stimule la prolifération des armes interdites, voire la dotation nucléaire elle-même.

Peut-être n’a-t-on pas suffisamment insisté sur ce risque. Tandis que ce n’est pas un hasard si au cours des jours même où se déroulait la guerre, l’Inde et le Pakistan ont expérimenté leurs missiles balistiques. Ou encore si s’est répandue la nouvelle selon laquelle l’Iran aurait loué des composants de réacteurs nucléaires.

Il semble évident que dans un monde où le cadre de la légalité éclate, la garantie de l’indépendance nationale contre l’arbitraire de la guerre préventive peut consister précisément dans le fait d’avoir à disposition des armes de destruction massive. Et ce, en contradiction patente avec la logique de l’esprit et des objectifs de la guerre conduite contre le régime de Bagdad.

Une action militaire conçue pour éliminer des armes d’extermination risque justement, en fait, de stimuler leur prolifération. D’où la conséquence de soustraire des ressources ultérieures au développement et à la lutte contre la faim dans les pays pauvres et de rendre plus solides par contre ces dictatures qui désormais verront alors dans la possession d’armes interdites, dévastatrices et sophistiquées, une garantie supplémentaire pour leur survie.

L’erreur substantielle de cette guerre réside donc, paradoxalement, dans le fait qu’elle risque de trahir les intentions et les motivations qui ont présidé à son déclenchement.

Dans cette optique, pour la gauche italienne et européenne, il n’a jamais été question de sympathie pour le régime irakien ni d’une forme quelconque de solidarité avec celui-ci. Notre opposition au conflit naissait exclusivement de l’idée qu’une action militaire conduite en dehors d’un cadre de légalité internationale aurait fini par aggraver le scénario des tensions et des problèmes de la région médio-orientale et de ses populations.

Aujourd'hui cependant – comme nous l’avons rappelé – la guerre en Irak est terminée. Saddam a été abattu, sinon physiquement mais symboliquement lors du déboulonnage de son effigie. Et l’Irak se prépare à vivre une nouvelle ère de son histoire.

L’attention se tourne donc, à juste titre, vers « l’après ».

Sur « l’après » Saddam et sur les orientations qui marqueront politiquement l’issue du conflit.

Je suis convaincu que sans des choix prévoyants – et les signaux que lance la partie américaine sous cet aspect ne sont guère encore encourageants – il sera très difficile d’éviter une instabilité prolongée dans une région déjà meurtrie par des violences brutales et incessantes.

L’enjeu donc est de savoir quelle pacification poursuivre après une action militaire conduite unilatéralement et qui risque de provoquer dans une partie du monde arabe – et non seulement chez ses éléments fondamentalistes – une riposte dure et sévère vis-à-vis de l’Occident.

C’est donc à ce niveau qu’assume toute sa valeur la récupération immédiate d’une initiative politique de la part de l’Union européenne et de l’ONU.

A partir du fait qu’une pacification effective serait fort difficile si devait prédominer, dans l’avenir immédiat de l’Irak, la logique d’un gouverneur militaire américain. Autre serait le scénario d’une administration fiduciaire dotée d’un mandat explicite des Nations-Unies et susceptible d’impliquer immédiatement dans son action des représentations civiles et religieuses du peuple irakien.

Ce serait là le choix le plus sage, entre autres par rapport au thème fondamental de l’expansion de la démocratie dans une région caractérisée par la présence d’autres régimes autoritaires.

Démocratie qui – pour une multiplicité de raisons – ne saurait être exportée par les armes et la force.

Tout d’abord pour la raison banale qu’une démocratie ainsi imposée risque de freiner, et non de stimuler, des processus démocratiques authentiques au sein du monde islamique. A partir de ces tentatives qui, laborieusement, ont été mises en route.

On a du mal à imaginer qu’un gouvernement militaire américain implanté aux frontières de l’Iran puisse aider les réformistes de ce pays dans leur action. Il est plus probable qu’une telle situation renforcera plutôt les éléments radicaux qui s’opposent aux réformes dans ce grand pays engagé dans la voie d’une modernisation entendue selon l’acception démocratique du terme.

Et d’autre part, c’est votre expérience même – dans des années récentes – qui témoigne de cette constatation. De la nécessité de favoriser un processus démocratique dans le respect de l’identité d’une nation, de son histoire et sans infliger des humiliations qui risquent d’alimenter le fondamentalisme tout en affaiblissant la démocratie.

Soyons donc vigilants car si l’affrontement entre Occident et Islam se durcit, la démocratie n’avancera pas dans le monde islamique. La démocratie peut devenir la modalité qui fera qu’à des régimes autoritaires se substituent des républiques fondamentalistes qui risqueront de compromettre la sécurité et la stabilité de la Méditerranée et du monde entier.

Le défi à relever maintenant s’inscrit donc dans le long terme et ne concerne pas seulement cette guerre mais une vision globale des relations internationales.

La gauche ne peut que participer à cette phase, sans perdre de vue les raisons qui ont inspiré une stratégie erronée des Etats-Unis et de leurs alliés et tout en élaborant une stratégie différente certes mais capable cependant – c’est là l’enjeu – d’offrir une réponse convaincante à ces mêmes questions et à ces mêmes problèmes.

A partir des modalités de la reconstruction de l’Irak, du poids des Nations-Unies au cours de cette nouvelle phase et de la récupération totale d’un rôle actif de l’Europe.

Ce dernier aspect, pour de nombreuses raisons, m’apparaît fondamental.

En premier lieu, parce qu’une Europe ou une gauche européenne qui se désintéresseraient du problème du terrorisme ou de l’expansion de la démocratie dans le monde arabe, et pas seulement, seraient destinées à se replier sur une position de témoins sans influence.

En outre, parce que l’absence de l’Europe de la gestion politique de l’après-guerre irakien rendrait, selon moi, beaucoup plus complexe, voire impossible, la solution du problème medio-oriental et de la question palestinienne. Thème que je considère comme le véritable banc d’essai dans le rapport avec les sentiments et les opinions des populations arabes. Sous de nombreux aspects, encore plus important que la question irakienne elle-même dès lors qu’un état palestinien indépendant pourrait représenter non seulement la fin de l’alibi derrière lequel se sont retranchés pendant des décennies les régimes autoritaires du monde arabe mais également une expérience démocratique importante dans cette région.

Permettez-moi d’ajouter que la tragédie même vécue au cours de ces années par les Palestiniens en a fait l’un des peuples les plus avancés, les plus ouverts aux idées démocratiques qui proviennent de l’Europe et de l’Occident.

Et dès lors que je continue à penser – et non seulement à espérer ― que la démocratie se répand par le biais de la contagion culturelle et non pas par les armes, je crois que favoriser la naissance d’un état démocratique en Palestine aurait des retombées importantes sur tout le monde arabe. Sans compter que ce serait là la solution qui, plus que toute autre, garantirait la sécurité d’Israël.

Même dans ce cas, cependant, la véritable discrimination est la remise en jeu de la politique et d’une action diplomatique multilatérales.

En ce sens que difficilement cette paix ne pourra s’instaurer sans un engagement fort, massif, de la communauté internationale. De ce point de vue, l’expression même de « processus de paix » devrait être abandonnée. Cette formule est lourde d’ambiguïté parce qu’elle résume la coexistence entre deux peuples qui n’étaient d’accord sur aucune des questions cruciales d’une pacification possible.

On a fini par invoquer un « processus de paix » dans la conviction que cette paix était de toute façon inatteignable. De sorte que tout était ramené – d’un côté comme de l’autre – à la recherche d’un avantage de négociations sans pour autant résoudre les vrais problèmes du conflit : les frontières de l’Etat palestinien, le statut de Jérusalem, la question des réfugiés, les garanties pour la sécurité d’Israël.

Aujourd'hui Israéliens et Palestiniens – avec le concours décisif de la communauté internationale – doivent sortir de cette équivoque.

Le vrai problème c’est d’écrire la paix, de la rendre opérationnelle. De passer, après des années et des années de guerre diplomatique et militaire, à une paix authentique, effective, concrète.

Au sein de ce processus, il y a un espace pour tous et il y a besoin de tous.

Il y a besoin de l’Europe – d’une Europe qui après les divisions récentes soit en mesure de retrouver la voie d’un projet et de stratégies communs – et il y a besoin des Etats-Unis, de cette grande puissance démocratique que nous ne pouvons en aucune façon considérer comme « perdue » à une vision multilatérale des processus internationaux.

Sans ces conditions – le rôle de l’Europe, celui de l’ONU et la prédominance aux Etats-Unis également d’une stratégie multipolaire – aucun des objectifs indiqués – ni la lutte contre le terrorisme, ni l’expansion de la démocratie, ni la pacification du Proche-Orient – ne pourra être atteint.

Ils resteront des objectifs invoqués, certes oui.

Et peut-être chaque fois, comme dans le cas de l’Irak, poursuivis selon une logique unilatérale.

Mais ils ne s’inscriront pas dans un dessein organique, dans un nouvel équilibre des relations internationales.

Autrement dit, ils ne permettront pas de mettre en place une nouvelle gouvernance mondiale.

Voilà pourquoi c’est la capacité d’affronter ces problèmes, en imprimant un tournant au cours des évènements, qui permettra, je crois, de relever ce défi majeur qui inévitablement portera sur le long cours.

Et c’est également la raison qui m’a incité à parler de cette guerre comme du moment « constituant » d’un nouveau système de relations internationales.

Nous ne sommes pas aux prises avec la réédition, dans des circonstances historiques modifiées, de dynamiques anciennes. Ce n’est pas selon les termes classiques – de l’impérialisme ou de l’anti-impérialisme – que nous pouvons analyser les processus qui se sont mis en marche.

Et la logique du pétrole ne suffit pas non plus à justifier la brusque accélération imprimée aux évènements par l’administration américaine actuelle et par ses alliés.

Nous nous trouvons face à un fait nouveau.

La crise que nous venons de vivre n’est pas l’un des nombreux épisodes que nous avons connus après 89.

Le fait nouveau auquel nous sommes appelés à nous mesurer naît de la crise dramatique d’une mondialisation sans règles et sans politique. De la dissipation de l’illusion selon laquelle la domination des marchés et de l’économie nous aurait conduits vers le meilleur des mondes possible. Du fait que la communauté internationale, et surtout les pays les plus forts, se mesurent à l’anarchie provoquée par cette mondialisation désordonnée dont le terrorisme représente une forme exacerbée.

Le terrorisme – a-t-on écrit avec pertinence – est le rejeton de la mondialisation et de la crise de l’état national. C’est une forme extrême de la « privatisation de la guerre ».

Qu’y avait-il, dans le passé, de plus réservé au pouvoir de l’Etat sinon la guerre ?

Le terrorisme est précisément la privatisation de la guerre. Et c’est un danger contre lequel les formes traditionnelles de la dissuasion ne valent plus dès lors qu’il remet en question toutes les stratégies de sécurité que l’humanité a connues après la deuxième guerre mondiale.

C’est cette crise dramatique de la mondialisation – surtout après le onze septembre et l’attaque aux Tours Jumelles – qui a incité les classes dirigeantes américaines à penser le monde selon la conception d’une nouvelle bipolarité.

En définitive, la crise des rapports multilatéraux naît de là. De l’idée qu’après la solution du conflit entre le communisme et l’Occident, aujourd'hui le monde est divisé entre le « bien » et le « mal ». Au nom d’une nouvelle croisade qui ne peut plus et ne sait plus distinguer une frontière géographique précise.

La seule frontière possible est une frontière culturelle et ethnique, destinée à se déplacer, en s’élargissant ou en se rétrécissant en fonction des politiques que l’Occident – la partie riche du monde – sera capable de mettre en oeuvre.

Mais l’Occident doit agir avec le maximum de réflexion et de prudence. Il doit éviter de considérer un monde pauvre et non imprégné de nos valeurs comme un danger, presque comme le terreau idéal d’une menace permanente.

Ce n’est pas cette voie – cette opposition – qui peut favoriser une coexistence équilibrée. Ce n’est pas la guerre – qu’elle soit militaire ou culturelle ou simplement commerciale – qui peut résoudre le nœud politique d’une mondialisation privée de réglementations.

Tant que l’Europe et l’Occident seront convaincus d’être les dépositaires d’une civilisation politique plus élevée et utiliseront à leur propre avantage exclusif les conditions d’exportation de leurs produits avec le protectionnisme de leurs marchés, une conception de mondialisation concertée ne pourra avoir – ni ne pourrait avoir – de suivi.

La vérité c’est que les pays les plus riches, après avoir largement profité dans une première phase de la libéralisation, craignent aujourd'hui un effet boomerang et ne voudraient pas que d’autres jouissent, après eux, de ces mêmes avantages et de ces mêmes traitements.

La question est très délicate mais décisive.

Parce que, paradoxalement, il n’est pas dit que de la crise de la mondialisation on ne sorte désormais avec un monde meilleur où prédominent la liberté, le respect des droits de la personne humaine, la démocratie, la tolérance religieuse.

De cette crise on peut également déboucher sur la voie de la guerre et du protectionnisme. A ce point alors avec des conséquences dramatiques également pour le gouvernement démocratique de la mondialisation.

La guerre, en définitive, deviendrait un moyen ordinaire de défense, d’élargissement du périmètre de l’Occident, de protectionnisme pour défendre notre niveau de bien-être.

Mais elle se révèlerait bien vite une voie erronée et vouée à l’échec.

C’est là la raison qui incite les nouvelles composantes du réformisme international – je pense au Brésil de Lula – à faire pression sur l’Europe et les Etats-Unis afin qu’ils adoptent une orientation plus courageuse sur le terrain des libéralisations et de l’ouverture de leurs marchés.

C’est exactement l’opposé d’un refus de la mondialisation. Mais l’idée par contre que les valeurs de la liberté et de la démocratie – les valeurs inspiratrices de l’Europe – puissent se conjuguer à la mise en place d’un système de règles globales dans le cadre du développement de l’économie, de la croissance et de critères qualitatifs de vie, même dans des régions du monde jusqu’à ce jour exclues de tout processus sérieux de redistribution.

Il devrait donc s’ouvrir une deuxième époque de la mondialisation, réglementée, gérée, susceptible de prévenir les conflits mais également d’élargir l’éventail des opportunités.

Une aspiration qui peut devenir l’objectif d’un large groupement politique, de cette grande opinion publique mondialisée qui représente une innovation positive de notre époque.

Il est cependant important que la gauche ne relève pas ce défi dans la foulée inspiratrice de la culture et des catégories du passé. Si la droite américaine veut reconstruire la bipolarité – qui était la logique typique d’un choix de camp – elle doit à juste titre veiller à ne pas tomber dans ce piège.

D’autant plus que céder à l’idée d’un conflit entre l’Occident et tout ce qui n’est pas Occident serait une erreur grossière.

Ce serait la prémisse d’une vraie guerre de civilisations. Et personne – ni en Occident ni ailleurs – ne peut raisonnablement souhaiter un résultat aussi catastrophique.

La gauche réformiste – celle que moi-même, comme d’autres, je représente – est une partie de l’Occident, de ses valeurs et elle se bat, non contre une autre partie de l’Occident, mais pour une diverse façon d’être et d’agir de celui-ci.

Donc, au moment où nous exprimons des critiques envers les agissements de l’Administration américaine, nous ne sommes animés d’aucun sentiment anti-américain, ou pire, anti-occidental.

J’insiste ; le vrai problème – pour nous aussi, pour la gauche européenne – est de savoir quelle autre stratégie nous sommes capables d’indiquer. En sachant que, tout au moins jusqu’à maintenant, nous n’avons pas eu un dessein politiquement crédible d’expansion de la démocratie au-delà de ses frontières historiques.

Souvent, à l’époque de la guerre froide, aussi bien les Etats-Unis que l’Europe, ont évalué les régimes en fonction de l’utilité qu’ils pouvaient en retirer et non pas en fonction de leur caractère démocratique.

Cette double morale n’a plus de raison d’être et surtout elle ne peut représenter un critère de réglementation des rapports internationaux.

Au moment où pour la gauche – et pas seulement en Europe – une stratégie pour le développement de la démocratie et pour le respect des droits humains devient un facteur crucial de sa nouvelle identité. Outre le fait qu’elle représente la réponse de loin la plus efficace, sur le plan éthique, au radicalisme idéologique de la droite américaine.

En un mot, nous devons nous convaincre qu’il y a des valeurs comme la démocratie et la liberté individuelle qui ont acquis aujourd'hui une valeur universelle.

Répandre la démocratie en ce sens est un préalable de la gouvernance de la mondialisation. Mais envisager de la répandre pour imposer un modèle particulier de développement, de consommation, non seulement est inacceptable mais est privé de tout réalisme. Parce qu’il saute aux yeux que la mondialisation ne peut se fonder sur l’universalisation de ce modèle mais, au contraire, elle le remet en question même au sein des pays occidentaux.

Une culture démocratique moderne – c’est là la vraie question – doit savoir distinguer, dans l’expérience de l’Occident, ce qui doit être mis en discussion, même au sein de nos sociétés, de ce qui, par contre, revêt une valeur universelle.

Je pense, dans cette seconde dimension, au rôle social et politique des femmes et au fait que la question féminine – au-delà du seul processus électoral ― est aujourd'hui le banc d’essai de la coexistence possible entre Islam et démocratie. Il s’ensuit qu’il revient également à la gauche européenne de se faire le porte-drapeau des droits et des libertés des femmes dans le monde musulman. Sachant que c’est justement sur ce terrain qu’il sera possible d’éradiquer progressivement le socle dur de l’adhésion au fondamentalisme.

Le défi que l’Europe est donc appelée à relever, au cours de la phase délicate et difficile de l’après-guerre irakien, est de poursuivre, avec ténacité et cohérence, la voie d’un dialogue et d’une collaboration avec le monde arabe moyennant des politiques de coopération et de développement capables de renforcer et de multiplier le réseau de nos rapports. Du chapitre de la programmation bilatérale des flux d’immigration à la coopération dans les secteurs stratégiques du développement économique, de la formation à la modernisation des infrastructures de ces pays.

C’est sur ces bases également que nous devons reconstruire l’unité d’action de l’Europe, à partir du dialogue entre les forces de la gauche européenne. Dans une relation ouverte avec Tony Blair lui-même et le travaillisme anglais, après une phase qui a vu naître entre nous des divergences profondes de jugement et de stratégie.

Nous serions donc dans l’erreur si nous proposions, après la crise de ces derniers mois, l’image d’une Europe restreinte.

La gauche a besoin d’une Europe plus large, capable d’être sujet politique et acteur global.

Mais pour atteindre cet objectif, il faut récupérer une cohésion politique de l’Europe, une structure solide de ses institutions, une vision commune et partagée de son rôle.

Comme on peut aisément le déduire, dans un tel contexte, le rôle de la coopération euro-méditerranéenne acquiert une importance stratégique.

Et pas seulement sous l’aspect de la coopération dans le domaine de l’économie et du développement.

Mais dans la volonté de redécouvrir les racines d’une civilisation commune. Dans une dimension qui va au-delà de la seule dimension politique.

La Méditerranée d’autre part - cette mer qui nous relit et nous unit - a été le berceau de processus historiques qui ont modelé, sous diverses formes certes, l’identité de l’Europe et de la culture arabe. Les grandes religions monothéistes, l’humanisme et ses valeurs sont nés ici, sur les pourtours de ce bassin.

Il y a eu dans l’antiquité - quand l’Europe, selon l’acception que nous donnons à ce terme, n’existait pas encore - une époque où les destins des populations de la rive Nord de la Méditerranée coïncidaient, bien plus qu’aujourd’hui, avec les destins des peuples qui habitaient la rive Sud de cette même mer.

Les événements historiques ont, à partir de ce moment-là, séparé le sort de ces deux mondes. Sans pour autant toutefois interrompre totalement un lien fondamental, la perception d’une origine partagée.

La culture arabe, en partie, est en nous. Dans la racine de certaines paroles, dans les signes de l’architecture et de l’art.

L’Europe naturellement a changé au fil des siècles. Elle a identifié sa propre voie dans le développement de son système politique et de ses institutions. Elle a engendré ainsi ce mélange vertueux de libertés économiques, de libertés civiles et de solidarité que Ralf Dahrendorf a décrit, il y a quelques années, comme une magique « quadrature du cercle » entre démocratie, développement économique et cohésion sociale.

Nous devons savoir que ce sont là les valeurs universelles, et pas d’autres, qu’il faut transmettre à l’extérieur, et certainement pas l’objectif du contrôle des matières premières ou une nouvelle colonisation économique qui serait, à juste titre, repoussée.

Je souhaite que l’Europe et l’Occident se présentent au monde, et pas seulement au monde arabe, avec ce visage et que la force de ces valeurs – les valeurs de liberté, de justice, de solidarité – puisse devenir une référence politique et culturelle pour des millions de personnes encore opprimées par des régimes autoritaires et despotiques.

Jamais comme aujourd’hui, l’avenir – notre avenir commun – est entre nos mains.

Nous devons, ensemble, tenter d’être à la hauteur de relever ce défi.

Je vous remercie de votre attention.

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