Intervista
1 novembre 2006

"Le renouveau de la diplomatie italienne" (versione originale)

Intervista di Richard Heuzé - Politique International


À cinquante-sept ans, Massimo D'Alema est l'un des hommes politiques les plus marquants de la scène italienne. Vice-président du Conseil et ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement formé le 17 mai dernier par Romano Prodi, il s'est engagé, dès son entrée en fonctions, dans de nombreux dossiers « chauds », au premier rang desquels la recherche d'un règlement au Proche-Orient. Né à Rome le 20 avril 1949, le futur ministre a suivi des études de philosophie à l'École normale de Pise avant de quitter l'Université pour se dédier entièrement à l'engagement politique. Fils de Giuseppe D'Alema, l'un des chefs de la résistance italienne pendant la Seconde Guerre mondiale et ancien dirigeant du Parti communiste, il se lance très jeune dans l'action politique : militant des Jeunesses communistes dès l'âge de quatorze ans, inscrit au PCI à dix-neuf ans, il gravit rapidement tous les échelons au sein du Parti communiste : il intègre le Comité central à trente ans et la direction nationale quatre ans plus tard. Élu député de Gallipoli (Pouilles) en 1987 et réélu sans interruption dans sa circonscription depuis cette date, il dirige un temps (1988-1990) le quotidien communiste L'Unità. En 1989, il participe activement à la transformation du PCI en une formation orientée vers la social-démocratie : le Parti démocratique de la gauche (PDS). De février à novembre 1997, il préside la Commission bicamérale. Celle-ci, avec le concours de tous les groupes politiques, élaborera un projet complet de réforme de la Constitution de 1948 - projet qui, ensuite, n'obtiendra pas l'approbation du Parlement. En février 1998, D'Alema devient secrétaire national d'un nouveau parti d'inspiration réformiste : les Démocrates de gauche (DS). Il quittera cette fonction en octobre de la même année quand, après la chute du premier gouvernement Prodi à cause de la perte de l'appui parlementaire de Refondation communiste, il devient président du Conseil. En avril 2000, après une défaite du centre gauche aux élections régionales, il présente sa démission en tant que chef du gouvernement. Six mois plus tard, en décembre, Massimo D'Alema devient le président des Démocrates de gauche. Les DS sont aujourd'hui la deuxième formation politique du pays (avec 17,5 % des voix aux législatives d'avril dernier) derrière Forza Italia, le parti de centre droit de Silvio Berlusconi. Il est également, depuis octobre 2003, vice-président de l'Internationale socialiste. Après la victoire du centre gauche aux élections législatives des 14 et 15 avril dernier, il a été candidat à la présidence de la Chambre des députés. Son nom a également circulé pour succéder à Carlo Azeglio Ciampi à la présidence de la République. Mais c'est Fausto Bertinotti (leader de Refondation communiste, formation née du défunt PCI et regroupant une partie des marxistes « orthodoxes ») qui a été élu à la présidence de la Chambre, pour des raisons liées aux équilibres internes de la coalition. Et le Démocrate de gauche Giorgio Napolitano s'est installé dans le palais du Quirinal : ayant déjà occupé plusieurs rôles institutionnels au cours de sa longue carrière politique, il a été considéré comme étant plus conforme à cette charge. Doté d'une ironie mordante, Massimo D'Alema, homme d'appareil rompu aux arcanes de la politique, est un leader alerte et habile, excellent orateur et fin manœuvrier. Il a développé ses contacts internationaux depuis des années, à la fois en tant que leader de son parti et en sa qualité de vice-président de l'Internationale socialiste. Par surcroît, député européen de juin 2004 à avril 2006, il a présidé la délégation pour les relations avec le Mercosur. Romano Prodi tient beaucoup à sa présence au sein du gouvernement. Les deux hommes se sont engagés ensemble dans la fondation du « Parti démocratique », qui vise à conjuguer dans un cadre unitaire les différentes traditions politiques et culturelles du réformisme italien. Silvio Berlusconi, pour sa part, le considère comme l'homme le plus intelligent de la gauche italienne… ce qui ne l'a pas empêché de s'opposer à son élection au Quirinal. Le « Cavaliere » a fait valoir que ce poste était fait pour un homme de médiation, pas pour un combattant.

Richard Heuzé - Vous n'avez été élu ni au Quirinal ni à la tête de la Chambre des députés. En éprouvez-vous, aujourd'hui encore, quelque ressentiment ?

Massimo D'Alema - Je n'étais pas candidat au Quirinal - d'ailleurs, pour cette charge, il n'y a jamais de candidature déclarée (1). Je ne l'ai été qu'à la présidence de la Chambre. La majorité parlementaire en a décidé autrement. Elle a estimé que sa cohésion serait renforcée si une autre personnalité - Fausto Bertinotti, le leader de Refondation communiste - occupait le « perchoir ». Je me suis rangé à cette solution et je félicite sincèrement mon collègue. En ce qui me concerne, il ne fait pas de doute que les responsabilités dont je suis aujourd'hui chargé sont celles qui me passionnent le plus. Quand j'étais dans l'opposition, je me suis toujours occupé de politique étrangère. Et, en tant que vice-président de l'Internationale socialiste, je me suis également beaucoup intéressé à ces questions. En un mot, j'étais prêt pour ce poste !

R. H. - Quel est l'acte le plus significatif que vous ayez accompli depuis votre arrivée à la tête de la diplomatie italienne ?

M. D. - J'estime conduire une politique cohérente, faite de nombreux choix significatifs. Premier de ces choix : retirer nos troupes d'Irak (2). Cette décision n'a pas été simple à prendre. Elle aurait pu détériorer nos relations avec notre allié américain. Mais, en fait, l'Italie ne disparaît pas purement et simplement d'Irak. La vérité, c'est que nous avons souhaité requalifier notre rôle dans la région. À la présence armée doit se substituer une coopération politique et économique. À cette fin, nous sommes entrés directement en rapport avec le gouvernement irakien. Je crois qu'il était juste de négocier d'abord avec les Irakiens et, seulement ensuite, avec Washington. Aux Américains nous avons proposé une collaboration de type nouveau. Ils savent très bien que nous n'avons jamais partagé leur unilatéralisme. D'après nous, l'Italie ne doit participer à aucune « coalition de volontaires » (3). Nous estimons même qu'il ne devrait pas en exister et que le droit international, seul, devrait prévaloir. En revanche, nous sommes tout à fait disposés à élaborer avec les États-Unis de nouveaux rapports - des rapports fondés sur le multilatéralisme et sur une véritable coopération entre Washington et l'Union européenne. Il est indéniable que cette dernière doit assumer sa part de responsabilité dans les affaires internationales. Aussi avons-nous choisi de nous retirer d'Irak sans pour autant réduire notre engagement dans la région. À nos yeux, il s'agit là d'un geste emblématique.

R. H. - Cet été, l'intensité avec laquelle l'Italie s'est impliquée dans la recherche d'une solution visant à mettre fin aux hostilités dans le Liban-Sud a beaucoup surpris. Votre gouvernement a d'abord convoqué à Rome une conférence internationale sur le Proche-Orient, tenue le 26 juillet, puis annoncé qu'il enverrait quelque 2 500 hommes participer à la force des Casques bleus au Liban-Sud, la Finul. À quoi cette ardeur est-elle due ?

M. D. - J'ai estimé qu'il était de notre devoir d'agir avec détermination. Dès le début du conflit, il est apparu évident que la guerre ne prendrait pas fin si Israël ne se voyait pas offrir un nouveau cadre de sécurité et si l'État libanais n'obtenait pas la garantie à la fois de sa sécurité et de sa pleine indépendance. La conférence sur le Proche-Orient qui s'est déroulée le 26 juillet à Rome à l'initiative de l'Italie (4) a été présentée par de nombreux éditorialistes de la presse internationale comme un échec puisqu'elle n'a pas explicitement appelé à un cessez-le-feu. En réalité, elle a constitué le premier pas dans la direction d'une solution politique du conflit. Réunir autour d'une même table les États-Unis, les Nations unies, l'Europe - ou, du moins, ses principaux représentants - et une partie non négligeable des pays arabes a permis de rompre avec l'image d'un conflit mettant aux prises l'Occident et l'Islam, une image qui prévalait depuis l'affirmation de l'unilatéralisme américain. Pour moi, cette conférence a été un succès. Sa déclaration finale contient d'ailleurs tous les éléments du projet de la résolution 1701 que le Conseil de sécurité a adoptée un peu plus tard (5). Ce texte n'aurait pas pu être élaboré sans l'implication personnelle de Condoleezza Rice. Ce n'est pas un hasard si elle est aujourd'hui le négociateur américain qui jouit du plus grand respect sur la scène internationale. Au sein de l'administration Bush, la secrétaire d'État représente la tendance la plus ouverte à une coopération multilatérale.

R. H. - En quoi le voyez-vous ?

M. D. - Prenez sa gestion de la crise iranienne. Sur le problème nucléaire, Mme Rice a délégué la gestion des négociations à l'Europe en confiant à son responsable pour les Affaires étrangères, Javier Solana, un rôle de premier plan. Il s'agit là d'une grande innovation qui mérite d'être relevée. En ce sens, la secrétaire d'État s'inscrit dans la droite ligne de son prédécesseur, Colin Powell. Je suis certain qu'elle n'épouse en rien les positions néo-conservatrices du reste de l'administration actuelle.

R. H. - Vous l'avez rencontrée à deux reprises : dès votre arrivée au gouvernement, en lui rendant visite à Washington, en juin, puis lors de cette conférence tenue à Rome. Comment se comporte-t-elle dans les discussions ?

M. D. - C'est une femme sérieuse et bien préparée. Elle expose ses idées, mais elle sait aussi écouter les autres. Elle cherche toujours à comprendre à quel point elle peut avoir confiance en son interlocuteur. Pour les Américains, la confiance a toujours été un aspect très important.

R. H. - Que pensez-vous de l'évolution de la stratégie américaine, qui s'est manifestée par l'abandon de l'unilatéralisme qui prévalait depuis l'entrée en guerre en Irak et par la recherche d'un consensus international plus large ?

M. D. - Il s'agit d'un changement plus profond qu'il n'y paraît, même s'il n'est pas pleinement assumé. Mais n'est-il pas naturel qu'une grande puissance répugne à faire publiquement son autocritique ? Ce changement est né de la prise de conscience des échecs rencontrés ces dernières années et de la volonté de trouver une stratégie de sortie. Il est indiscutable que l'unilatéralisme américain n'a pas apporté les résultats escomptés. La crise de cette doctrine provient essentiellement de son inefficacité.

R. H. - Au Proche-Orient, sur quels leaders faut-il miser ?

M. D. - Sur les dirigeants qui incarnent de la manière la plus authentique les nouvelles tendances démocratiques. Fouad Siniora, le premier ministre libanais, est l'un de ces hommes. Dans un contexte dramatique, il a exercé son rôle avec beaucoup de dignité. Il comprend parfaitement que le Liban ne deviendra jamais un État moderne digne de ce nom s'il reste un champ de manœuvres pour les milices armées. Il a su le défendre de l'attaque des forces israéliennes sans jamais perdre de vue qu'il lui faudra se débarrasser de ces milices s'il veut que son pays affirme sa pleine souveraineté.

R. H. - Qui d'autre respectez-vous dans cette région ?

M. D. - Même si l'on persiste à dire qu'il est faible, je demeure convaincu qu'il faut miser sur Mahmoud Abbas. C'est un leader démocratique et un homme courageux : n'est-il pas l'unique dirigeant du Fatah qui a eu le cran de dire publiquement que les Palestiniens devaient renoncer à la lutte armée ? Il est même allé jusqu'à proclamer que la lutte armée était une erreur. Par surcroît, il l'a fait du temps de Yasser Arafat, sans se prêter au jeu ambigu de ce dernier. À la suite de ces déclarations, une vive polémique l'a opposé au « raïs », ce qui lui a valu de subir un certain ostracisme au sein même de son parti. Il a tenu bon. C'est l'évidence : Abbas a une vision claire pour l'avenir de son pays et il est prêt à se battre afin d'imposer une solution pacifique. Il ne fait pas partie du clan des vieux oligarques autocrates et, dans le même temps, il n'est nullement fondamentaliste. Enfin, ce n'est pas un personnage fragile imposé par l'Occident. Voilà le type de dirigeants que nous devons soutenir ! En Irak, j'ai beaucoup d'admiration pour le leadership kurde, qui a derrière lui une longue histoire de défense des droits de son peuple. Le président Jalal Talabani et le ministre des Affaires étrangères Hoshyar Zebari sont des personnalités fortes qui comprennent bien les problèmes internationaux. Quant à la classe dirigeante israélienne, elle comporte à mes yeux une personnalité qui se détache du lot : mon homologue Tzipi Livni (6). Elle est sans cesse à la recherche de la meilleure solution possible ; elle réfléchit à la recherche de nouveaux scénarios et à la nécessité de faire des choix courageux.

R. H. - Vous avez récemment déclaré : « Il faut aider le Hamas et le Hezbollah à abandonner le terrorisme pour se transformer en mouvements politiques, comme l'a fait l'IRA irlandaise et comme, j'espère, l'ETA basque le fera dans un futur proche. » Est-ce la raison pour laquelle vous vous êtes publiquement affiché avec des leaders du Hezbollah lors de votre visite, le 14 août dernier, dans les quartiers sud de Beyrouth pilonnés par l'aviation israélienne ?

M. D. - Ne soyons pas hypocrites ! Quiconque se rend au Liban rencontre le Hezbollah, tout simplement parce que cette formation participe au gouvernement : elle détient les portefeuilles du Travail et de l'Énergie. À la différence des Brigades rouges italiennes, le Hezbollah n'est pas un groupe clandestin. C'est l'un des partis politiques qui a obtenu le plus grand nombre de voix aux dernières élections législatives, et il possède un groupe parlementaire important. Difficile de l'éviter ! J'en veux pour preuve que le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, en visite à Beyrouth-Sud le 28 août dernier, s'est fait photographier en compagnie de dirigeants du Hezbollah. Personne n'y a rien trouvé à redire. Seulement, pour moi, on a polémiqué à n'en plus finir dans la presse italienne.

R. H. - Pensez-vous que le Hezbollah puisse changer de stratégie et devenir un vrai mouvement nationaliste, mais pacifique ?

M. D. - Je dis une chose très simple : il faut aider le gouvernement libanais. Si nous renforçons la souveraineté du Liban et aidons ses forces armées à désarmer les milices, nous aurons accompli un grand pas. N'oublions pas que le désarmement des milices est inscrit dans l'accord de Taëf (8) - un texte paraphé par les diverses forces politiques libanaises et repris dans la résolution 1559 du Conseil de sécurité (9), mais qui n'a jamais été pleinement mis en œuvre. Il appartient donc à la communauté internationale de contribuer à l'application de ces accords. C'est le seul moyen qui permettra de faire du Liban un pays réellement souverain et d'écarter le spectre de la guerre civile. Le Hezbollah est un produit de l'histoire tumultueuse et, souvent, tragique de ce pays. Les membres du « parti de Dieu » ne sont pas des terroristes surgis de nulle part. Oui, c'est un parti armé… Mais, dans ce pays, tous les partis sont armés ! Les autres formations ont plus ou moins été intégrées dans les forces régulières, selon un équilibre soigneusement dosé : l'état-major militaire est maronite, le ministre de la Défense est druze et ainsi de suite. Reste à intégrer les chiites. Il s'agit d'un processus politique. Ce serait commettre une grave erreur de tout mélanger. On ne peut pas confondre le fondamentalisme terroriste d'Al-Qaïda - qui est le véritable ennemi de la paix - avec des mouvements comme le Hezbollah qui possèdent une composante armée, mais sont de type nationaliste.

R. H. - Si je comprends bien, on peut résumer votre position par cette formule : « Haro sur Al-Qaïda, mais place au Hezbollah. »

M. D. - Tout à fait. À la condition, bien sûr, que le Hezbollah renonce à la violence. Il ne faut surtout pas laisser le fondamentalisme islamique s'emparer de l'étendard du nationalisme arabe : une telle alliance aboutirait à la création d'une hydre monstrueuse ! Si Al-Qaïda parvenait à se poser en défenseur des Arabes en tant que tels, l'organisation de Ben Laden deviendrait un ennemi encore plus puissant et plus dangereux. C'est pourquoi j'estime qu'il est impératif d'isoler l'islamisme et de le couper des mouvements nationalistes. Ne commettons pas l'erreur de coller l'étiquette de « terroriste » à tout le monde. Ne parlons pas à tort et à travers d'individus terroristes, de partis terroristes, d'États terroristes… Nous devons inciter les mouvements armés à déposer leurs fusils et à s'insérer pleinement dans les processus démocratiques de leurs pays respectifs. Pour cela, il faut savoir écouter les raisonnements nationalistes qui se trouvent à l'origine de ces mouvements. N'oublions pas que, à l'origine de la naissance de l'État d'Israël, il y avait un nationalisme hébraïque qui recourait au terrorisme. Le groupe Stern et l'Irgoun posaient des bombes, faisaient sauter des hôtels… Ce n'était pas des Gandhi ! Ce mouvement armé avait toutefois une composante nationale qui a donné le jour à un État hébreu souverain et démocratique. Pourquoi le Liban ne connaîtrait-il pas une évolution similaire ?

R. H. - Aujourd'hui, le pays qui préoccupe le plus la communauté internationale est l'Iran. Vous avez été l'un des premiers à dire qu'il fallait négocier avec Téhéran, malgré sa politique d'armement nucléaire, malgré l'extrémisme de ses dirigeants, malgré son soutien affiché au Hezbollah libanais. N'est-ce pas risqué ?

M. D. - Première considération : l'Italie n'a pas été invitée à participer au groupe de contact avec l'Iran, bien qu'elle soit le deuxième partenaire commercial de ce pays après l'Allemagne. Les négociations sont conduites par la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne. Dans ce débat, nous ne sommes que spectateurs, pour le moment du moins. Naturellement, ce statut de simple observateur ne m'empêche pas d'avoir une opinion sur le dossier. J'estime que la hausse de l'influence de l'Iran dans la région est due, en grande partie, à l'erreur stratégique commise avec la guerre en Irak. Non que je sois un suppôt de Saddam Hussein ! Bien au contraire, je ne pleure pas sur son sort. Mais force est de reconnaître qu'il avait violemment contenu l'expansionnisme iranien dans toute la zone et que sa sortie de scène a permis à Téhéran d'avancer ses pions. Il s'agit d'une conséquence objective, géopolitique, indiscutable de la guerre en Irak. Quand le régime de Saddam a été balayé, celui des mollahs s'est senti libéré de son ennemi traditionnel. En outre, le climat d'affrontement entre l'Occident et le monde musulman a favorisé, en Iran, la montée en puissance des forces les plus radicales, au détriment de la composante réformiste qu'incarnait l'ex-président Mohammed Khatami. La victoire électorale de Mahmoud Ahmadinejad, en août 2005, a eu un double effet négatif : elle a signifié l'arrivée aux affaires d'un gouvernement rétrograde à l'intérieur et agressif à l'extérieur.

R. H. - Faut-il pour autant, au nom du réalisme politique, tolérer que l'Iran se dote de l'arme nucléaire ?

M. D. - Cela, non. Jamais. Cette évolution constituerait un facteur de déstabilisation de l'ensemble de la région. Nous ne pouvons ni ne devons l'accepter. D'où la question : comment parvenir à dissuader l'Iran de poursuivre cette politique ? Pour moi, il n'y a qu'une seule réponse : il faut chercher à intégrer ce pays dans un système de rapports équilibrés et contraignants. Je doute que, aujourd'hui, une politique visant à l'isoler affaiblisse réellement l'Iran. Sous certains aspects, une telle politique ne ferait que renforcer son image de bastion de l'islam, seul en mesure de damer le pion à l'Occident. Je suis très frappé de voir que, déjà, la popularité de l'Iran augmente dans les pays musulmans à majorité sunnite, comme dans les Émirats ou encore en Arabie saoudite (où vit une importante communauté chiite). Ne commettons surtout pas l'erreur de faire de Téhéran le champion de la dignité des musulmans du monde entier ! En échange de son renoncement à l'arme nucléaire, il faut lui promettre une intégration politique - par le biais d'un accord de sécurité - dans un système de relations internationales plus solides et offrant des garanties à tous.

R. H. - En 1999, quand vous étiez président du Conseil, vous avez reçu à Rome Mohammad Khatami, alors président de l'Iran. Cette rencontre a suscité des réactions mitigées outre-Atlantique : le Département d'État vous avait fait des remontrances, mais Bill Clinton vous avait donné son feu vert, au nom du partage des tâches entre alliés. Souhaiteriez-vous que Condoleezza Rice vous confie une mission analogue dans les mois qui viennent ?

M. D. - Je ne crois pas que le moment s'y prête. Il est vrai que l'intervention de Bill Clinton avait été un geste de grande intelligence politique. Il avait compris qu'il était possible et souhaitable de s'appuyer sur certains leaders iraniens ; il avait, également, admis que l'Europe devait jouer un rôle plus affirmé au Moyen-Orient. Malheureusement, sa politique n'a pas été suivie d'effets. Les réformistes iraniens ont été mis en minorité dans leur pays et, aujourd'hui, le contexte est très différent, c'est le moins que l'on puisse dire…

R. H. - Pensez-vous que l'ONU soit en mesure d'intervenir de manière efficace dans les affaires de la planète ?

M. D. - Devant l'échec de l'unilatéralisme américain, la crise libanaise constitue un test. L'ONU est revenue au centre de l'attention mondiale. Elle doit maintenant prouver qu'elle est en mesure de confirmer les espoirs placés en elle et de fournir des résultats - « to deliver », comme disent les Américains. Son échec signerait la défaite inexorable du multilatéralisme et constituerait un feu vert pour retourner à des stratégies d'affrontement.

R. H. - Comment jugez-vous Kofi Annan ?

M. D. - Je l'ai rencontré à plusieurs reprises. Je partage largement sa vision. Hélas, les résultats de son action n'ont pas toujours été à la hauteur des espoirs qu'elle a suscités. Kofi Annan a été confronté à toutes les difficultés inhérentes au rôle des Nations unies. Il a dû composer avec de nombreux facteurs qui ne dépendaient pas de sa seule volonté. Comme leur nom l'indique, les Nations unies sont une institution qui ne fonctionne que si les nations qui la composent sont unies. Or c'est souvent loin d'être le cas. Par ailleurs, l'ONU a indéniablement besoin d'être réformée, ne serait-ce que parce que son mécanisme de prise de décision est archaïque. Comme l'Union européenne, elle fait partie de ces institutions nées à une époque où les acteurs principaux de la scène internationale étaient les gouvernements des États. L'ONU comme l'UE sont, par nature, des organisations intergouvernementales. Le problème, c'est que ce vieux concept de la politique internationale est entré dans une crise profonde sous l'effet de la mondialisation. Notre conception actuelle de la politique internationale repose sur des équilibres nés de la guerre froide. Or - je sais combien il est risqué de le dire à un Français, mais c'est la stricte vérité - ce monde-là n'existe plus ! Dans un monde global, il faut mondialiser la politique. Et une politique mondiale doit avoir des mécanismes de décision efficaces. Le pouvoir de veto des « Cinq » au sein du Conseil de sécurité - tout comme la règle de l'unanimité dans les décisions européennes - est l'expression d'une vieille culture internationaliste qui relève, en ce début du XXIè siècle, d'une vision surannée du fonctionnement du monde. Notre génération doit construire une organisation de politique globale qui dépasse les mécanismes intergouvernementaux. Sinon, la planète risque fort d'être dominée par les intérêts économiques qui, eux, se sont rapidement mondialisés. Aucun veto n'est en mesure d'arrêter les déplacements de capitaux !

R. H. - Que pensez-vous du successeur désigné de Kofi Annan, le ministre sud-coréen des Affaires étrangères Ban Ki-Moon ?

M. D. - Ce choix me paraît une bonne solution. C'est un ministre ayant une forte expérience diplomatique, un homme sérieux qui a une vision démocratique des Nations unies.

R. H. - Si vous aviez été ministre des Affaires étrangères en février 2003 et si vous aviez siégé au Conseil de sécurité, auriez-vous soutenu Dominique de Villepin dans son bras de fer avec l'administration américaine sur l'Irak ?

M. D. - Ce bras de fer a été un grand moment de la diplomatie française. L'Europe était alors profondément divisée. D'une part, il y avait ceux qui, comme Tony Blair, José Maria Aznar et Silvio Berlusconi, s'étaient ralliés à l'unilatéralisme américain. À ce propos, j'estime qu'il n'est pas étonnant que l'échec de cet unilatéralisme se traduise, en particulier, par l'entrée en crise des gouvernements européens qui l'avaient défendu. Même Tony Blair - sans doute la personnalité dominante de l'Europe depuis dix ans - se trouve en difficulté et a dû annoncer son retrait. De l'autre côté, tout un pan de notre continent a brandi orgueilleusement la bannière du « non » à la guerre en Irak. Résultat : ni les uns ni les autres n'ont réellement pesé sur la gestion de ce conflit. Pour répondre précisément à votre question, j'aurais certainement appuyé Paris. Dans l'impuissance, toutefois. La France a adopté une position de grande dignité et de grande signification. Malheureusement, au final, elle n'a eu aucun poids.

R. H. - À l'époque, les éditorialistes italiens avaient férocement critiqué la position française…

M. D. - Quand la France a refusé de se ranger aux côtés des États-Unis au moment de l'affaire irakienne, il est vrai qu'une bonne partie de la presse italienne a réagi avec fureur. Tout simplement parce que, chez nous, de nombreux médias sont pro-américains. Ces médias défendent sans complexes des positions très conservatrices et appellent régulièrement à la croisade contre l'islam. En réalité, leurs éditoriaux ne font que refléter l'opinion de cercles de pensée très restreints. Comme vous le savez, l'immense majorité de mes compatriotes était opposée à la guerre.

R. H. - Le fait que des soldats français et italiens se retrouvent côte à côte, aujourd'hui, au Liban-Sud, augure-t-il d'une nouvelle politique étrangère commune de l'UE ?

M. D. - Il est significatif que les trois grands pays méditerranéens de l'Union - la France, l'Espagne et l'Italie - soient à ce point impliqués dans une initiative de paix dans cette région (10). Il faut y voir un recadrage de la politique européenne vers le sud, le premier recadrage qui soit véritablement substantiel après tant d'années d'élargissement en direction du nord-est. Voilà qui est très encourageant pour la définition d'une nouvelle politique étrangère et de sécurité commune. Cette coopération était déjà contenue en germe dans le document européen de soutien à la résolution française sur le cessez-le-feu. Je crois qu'il est très important de montrer concrètement à nos opinions publiques ce que l'Europe peut faire. Le débat sur la Constitution européenne est trop abstrait. Mais faire valoir que sans une action commune de l'UE nous n'aurions pas pu arrêter la guerre, voilà qui est parlant !

R. H. - Comment voyez-vous la reprise des discussions sur le projet de Constitution européenne ?

M. D. - Lors de la campagne sur le référendum en France, j'ai été frappé par la pauvreté des arguments hostiles au projet. Ces arguments manquaient singulièrement de vision de l'avenir. J'ai tenu des réunions publiques pour défendre le « oui » à Belfort et dans le reste de la Franche-Comté, à l'invitation de mes amis socialistes français, Pierre Moscovici et Dominique Strauss-Kahn. J'en ai retiré la sensation que la France était apeurée par l'invasion des Turcs et redoutait le démantèlement de l'État providence. J'ai cherché à expliquer que ces problèmes ne naissaient pas de l'unité européenne et que, au contraire, seule une Europe forte pouvait répondre à ces difficultés et à ces craintes. L'illusion nationaliste - l'idée qu'un État-nation puisse, seul, faire rempart à la mondialisation, déjouer la concurrence asiatique et réguler les phénomènes migratoires - me paraît tout à fait erronée. Hélas, il me semble bel et bien qu'une partie substantielle de la société française est prisonnière de ces peurs.

R. H. - Pensez-vous que Jacques Chirac soit un véritable Européen ?

M. D. - Quand on parle de lui, on évoque une période historique qui s'étend sur des années, pas sur quelques mois. Il est donc particulièrement compliqué de se prononcer sur cette question. Je lui reconnais en tout cas le mérite de s'être ouvert, au fil des ans, à un européisme moins empreint qu'autrefois d'une certaine vision nationaliste.

R. H. - Vous avez reçu à Rome Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal. Votre impression ?

M. D. - J'ai aussi reçu d'autres personnalités françaises de premier plan, comme Jack Lang ou mon ami Dominique Strauss-Kahn. S'agissant de Sarkozy, j'ai remarqué chez lui une ferme volonté de relancer le rôle européen de la France. Il a bien compris qu'elle ne pouvait pas rester repliée sur elle-même et qu'elle devait, au contraire, retrouver son rôle de pays guide, de véritable locomotive de l'unité européenne. Les propositions de Sarkozy m'ont paru intéressantes et détaillées, aussi bien l'idée de faire ratifier assez vite un « mini-traité » que celle de poursuivre, ultérieurement, un processus de réforme de l'Europe. Cette suggestion courageuse permettrait de débloquer rapidement la situation tout en laissant la porte ouverte à une réforme plus ample. Cette recommandation pourrait être assumée, aussi, par un Européen convaincu comme Michel Barnier, un homme dont je respecte les idées. Quant à Ségolène Royal, à l'heure où nous parlons, elle n'a pas encore fait connaître ses propres propositions sur l'Europe. Je sais qu'elle le fera bientôt. D'après ce qu'elle m'en a dit, je partage son approche. Son idée d'adjoindre à la Constitution un protocole social me paraît particulièrement juste.

R. H. - Quel est l'homme politique actuellement en poste dont vous vous sentez le plus proche ?

M. D. - Dans la gauche démocratique, il y en a tant ! J'ai, en particulier, beaucoup d'admiration pour le travail qu'a accompli au Chili Ricardo Lagos de 2000 à 2006 et pour celui qu'y accomplit actuellement Michelle Bachelet, qui lui a succédé à la présidence. Je considère leur expérience comme très importante. Ils ont su sortir leur pays de la dictature pour construire un État moderne doté d'une vision innovatrice. Autre personnalité dont je me sens proche : Thabo Mbeki, le président sud-africain. C'est un leader éclairé qui a fait de l'Afrique du Sud le moteur de l'émancipation du continent. Je citerai aussi Lula da Silva, le président du Brésil. C'est une personnalité d'envergure. Il représente une grande espérance de modernisation sans être le moins du monde un « caudillo », un dictateur comme l'Amérique du Sud en a tant connu.

R. H. - En Italie, comment jugez-vous l'action de votre prédécesseur aux Affaires étrangères, Gianfranco Fini, le président de l'Alliance nationale ?

M. D. - C'est un politicien professionnel averti. Il a conduit dignement la diplomatie italienne, dans les limites qui lui étaient imposées par le président du Conseil Silvio Berlusconi. Reste qu'il est difficile de jouer un rôle international de premier plan quand on se contente d'être « à la remorque » d'Israël et des États-Unis ! Comment, dans de telles conditions, mettre en œuvre des réseaux d'amitié et approfondir les rapports de l'Italie avec le monde arabe, par exemple ?

R. H. - Vous avez écrit dans l'un de vos livres : « L'Italie est parvenue, non sans difficultés, à se tailler un rôle de pays-frontière, suivant en grande partie ce qui était sa vocation. » Qu'en est-il aujourd'hui ?

M. D. - Ce rôle, l'Italie l'a forgé du temps de la guerre froide, quand le Parti communiste avait un rapport privilégié avec Moscou tout en maintenant de bonnes relations en Occident et alors que la Démocratie chrétienne entretenait des liens étroits avec le monde catholique. L'Italie était alors un allié fidèle des Etats-Unis, ce qui ne l'a pas empêchée d'être le premier pays occidental à construire des usines en URSS et à développer des affinités particulières avec le monde arabe. En ce sens, elle a su jouer avec intelligence son rôle de pays-frontière. Après la fin de la guerre froide, elle a dû s'inventer une autre fonction. Sous Berlusconi, elle a interprété sa vocation d'une manière tout à fait nouvelle en devenant le pays européen le plus fidèle à Israël et le plus loyal à l'administration Bush. Un rôle, somme toute, assez incongru eu égard à son histoire. La position du gouvernement auquel j'appartiens est différente. Nous pensons pouvoir être utiles à Israël sans sacrifier pour autant notre amitié avec les Arabes. Je suis certain que l'Italie est mieux en mesure que d'autres de faire la navette entre Ramallah et Tel-Aviv, parce qu'elle est bien accueillie aussi bien par les Israéliens que par les Palestiniens.

R. H. - Que voudriez-vous que l'on dise de votre action à la tête de la diplomatie italienne quand vous quitterez vos fonctions ?

M. D. - D'abord, je souhaite pouvoir continuer pendant cinq ans à conduire la politique que j'ai initiée depuis quelques mois. Ce serait déjà une grande satisfaction. Je voudrais aussi que l'on puisse dire que l'Italie a contribué à jeter les bases de l'équilibre multipolaire et multilatéral dont le monde a besoin. J'aimerais, enfin, que l'on puisse reconnaître que j'ai participé activement à la solution du conflit israélo-arabe. C'est le cœur de tous les conflits qui traversent la Méditerranée et la matrice de toutes les guerres de religion. Je me sens personnellement impliqué dans cette tragédie humaine née de l'affrontement de deux peuples qui ont tous les deux partiellement raison. Participer à une conclusion durable au Proche-Orient serait, pour moi, le plus beau couronnement d'une longue carrière politique.

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